Bentley Mk VI 1949

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La berline dont nous sommes, pour reprendre la si belle formule de Jean-Eric Raoul,

à la fois les maîtres et les serviteurs depuis 2009 

 

Note liminaire : j’écris " notre Bentley et nous ", car comme vous allez le voir plus loin mon épouse est une partie prenante majeure dans l’histoire.

Mais venons-en à notre récit. Tout remonte à des souvenirs de jeunesse ; ce qui n’est pas d’une originalité folle, j’en conviens, mais enfin... L’histoire commence avec un intérêt pour les voitures qui s’est manifesté dès mon plus jeune âge, et qui s’est fixé à l’adolescence sur les automobiles des années 30 et 50.

En 1970, en classe de première, je suis tombé par hasard sur une Bentley R stationnée non loin de l’établissement où je faisais mes études. La voiture était particulièrement décatie : peinture noire presque mate, chromes ternis, intérieur (cuir dark tan et boiseries) bien fatigué. Et pourtant, il en ressortait je ne sais quel charme qui faisait que l’on n’avait qu’une envie : prendre la route avec elle et partir très loin...

La voiture est restée sur place quelques jours ; je suis allé la revoir plusieurs fois (mes camarades de classe se demandant bien ce que je pouvais trouver à cette quasi-épave), toujours aussi fasciné. Et puis un matin elle n’a plus été là... Mais je n’ai cessé d’y repenser.

En août 1973, en fin d'après-midi sur la place de St-Germain-des-Prés, un de mes amis et moi remarquons une Bentley Mk VI (ou R) arrivant du boulevard St Germain, passant devant chez Lipp et le drugstore Publicis, traversant la place puis se garant sur la droite, exactement au coin de la rue Bonaparte.

Les portières avant s'ouvrent et apparaissent deux jeunes filles époustouflantes : longues et minces, cheveux longs, anglaises au possible, habillées à la mode de Carnaby Street, vous voyez le tableau…

Totalement décontractées, elles referment les portières et s'en vont tranquillement à pied vers St Sulpice. Nous restons bouche bée : cette voiture déjà ancienne, cette voiture que je trouve magnifique, cette voiture (dont je devine qu'elle n'est pas si facile à conduire) menée avec autant d'aisance par l'une des jeunes femmes, tout cela semble tout droit sorti d'un roman de Michel Déon.

Les jeunes filles parties, je fais admirer à mon ami les lignes de la carrosserie et la majesté de la calandre. Je lui montre les boiseries de l'habitacle, le grand volant, le levier de vitesses placé entre la portière et le siège du conducteur, le cuir des sièges… Et je repars avec le désir renforcé de posséder un jour une de ces Bentley.

1973-2009. Au cours des trente-six ans qui ont suivi, mes ressources étant ce qu’elles sont et le budget familial ce qu’il était, ce rêve en est resté un. J’ai bien possédé quelques voitures anciennes attachantes, dont une Citroën 11 CV de 1938 qui sillonnera les routes nationales pendant des années, mais rien qui se rapproche d’une Bentley.

Ce qui ne m’a pas empêché de collectionner toute la littérature possible sur les Mk VI et R ni, quitte à me faire mal, de suivre régulièrement les petites annonces en France et en Angleterre. Ah, le site Internet de The Real Car au Pays de Galles !

J’ai fini de la sorte par acquérir une certaine culture sur le modèle, mais toutes ces connaissances accumulées restaient tristement virtuelles. Une occasion m’a toutefois été donnée de les compléter par quelques considérations plus pratiques en 2005 ou 2006, lorsqu’un de mes anciens camarades de classe m’a fait l’amitié non seulement de m’inviter à dîner dans un excellent restaurant du Bois de Boulogne mais encore de m’y conduire dans sa propre Bentley, une très belle MK VI à carrosserie HJ Mulliner.

Imaginez mon émotion lorsque je suis monté dans sa voiture : j’allais enfin en voir une " en vrai " ! Je me revois encore m’installer à la place du passager, la gorge nouée, dans un silence presque religieux : riez si vous voulez, c’est ainsi...

Au cours du repas (délicieux !) mon ami me confirme qu’une Bentley de cette époque est tout à fait utilisable en usage régulier, du moins si l’on fait abstraction de la consommation d’essence : sa Bentley convenablement restaurée accélère, freine, tient la route, soutient encore de bonnes moyennes et ne nécessite finalement qu’un entretien réduit. Je découvre également le charme particulier des voitures de carrossier.

Et voilà qu’en ressortant du restaurant mon ami me fait la surprise... de me tendre les clefs et de me laisser le volant ! Quinze ans plus tard je lui en suis encore reconnaissant.

Inutile de vous dire que je n’ai jamais conduit aussi prudemment... Arrivé devant chez moi j’étais enthousiasmé. Par le couple à bas régime, la douceur et la précision de la boîte de vitesses, le silence... Clairement, la réalité était à la hauteur du mythe que je m’étais construit. Et après cette soirée d’exception mon envie de posséder un jour une telle Bentley s’est trouvée encore accrue.

En 2009, les voitures de collection avaient un peu moins la cote (la crise de 2008), la livre n’avait jamais été aussi basse contre l’euro et les Bentley Mk VI ou R n’avaient jamais été aussi abordables, même sur le marché français. Et c’est mon épouse qui, connaissant ma passion et me voyant encore compulser les petites annonces dans le vide, m’a dit un soir : " Ecoute, si tu n’en achète pas une maintenant, tu ne le feras jamais ! ".

Et c’est ainsi qu’en décembre 2009, après quelques mois de recherches nous avons remporté, sur une enchère passée par téléphone lors d’une vente Osenat, notre Bentley Mk VI de 1949, carrossée par HJ Mulliner.

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Photo prise à Alwalton, le village où est né Henry Royce

L’histoire n’est cependant pas terminée, car nous n’avons pas pu profiter de la voiture avant plusieurs mois. Voici comment :

Quelques jours après la vente, fin décembre donc, je vais chercher la Bentley chez Osenat, à Moret-sur-Loing, et rentre sans encombre chez nous. La voiture n’ayant pas roulé depuis longtemps, je décide par prudence de lui faire subir une grande révision avant de prendre la route. Rendez-vous est pris chez l’excellent Lucien Pierangeli, pour le 19 janvier à la première heure.

Le 19 janvier à 6 h 45 du matin je me rends donc joyeusement au garage où dort la Bentley : pensez donc, c’est la deuxième fois que je vais conduire cette voiture dont j’ai rêvé pendant 40 ans ! Il fait encore nuit noire, et le garage (il n’y a pas d’éclairage) est dans une complète obscurité. Je m’installe, allume les lanternes, donne un poil de starter, pousse d’un cran l’accélérateur à main et mets enfin le contact.

La suite est un peu longue à décrire, mais n’a pris que deux secondes environ. Vous êtes prêts ? Allons-y :

  • - j’appuie sur le bouton du démarreur ;
  • - le moteur part instantanément ;
  • - je me dis : " ce sont quand même de bonnes mécaniques ! "
  • - entendant tourner bien rond le six cylindres, je songe encore : " quel merveilleux bruit que celui de cette voiture... "
  • - le garage s’illumine soudain. Je pense que les phares ont dû s’allumer ;
  • - je vérifie le contacteur : les phares sont éteints ;
  • - ???????
  • - Je me rends compte que la lumière provient de grandes flammes qui sortent de sous le capot, à droite : la voiture a pris feu. Les flammes ont maintenant un mètre de haut. Fin des deux secondes.

Pas d’extincteur dans la voiture : je n’ai rien pu faire d’autre que couper le contact, prendre mon sac et ma parka, sortir rapidement du garage, qui se remplissait d’une irrespirable fumée, et appeler les pompiers.

Je me souviens bien des dix minutes qui ont suivi, tandis que je regardais brûler notre voiture et que par les portes du garage s’échappaient des nuages de fumée noire : elles ont été un peu pénibles.

Pire : je n’étais même pas certain que la voiture était assurée contre le vol et l’incendie ! J’avais évidemment demandé ces garanties à mon courtier, mais celui-ci voulait d’abord recevoir le rapport d’évaluation de l’expert. Celui-ci avait vu la voiture en décembre et avait aussitôt donné son chiffrage ; mais il tardait à formaliser son rapport et à l’envoyer à l’assureur, malgré plusieurs relances de ma part en janvier.

D’où ce dialogue au téléphone, à 8 h 31 ce même jour (les bureaux du courtier ouvrant à 8 h 30), auprès d’une charmante interlocutrice :

  • - Bonjour ! Pascal de La Morinerie à l’appareil. Je voudrais savoir si vous avez reçu le rapport d’expertise de ma voiture.
  • - ... (recherches). Eh bien oui, Monsieur, il est arrivé hier !
  • - Ah bon ! Je suis donc assuré contre le vol et l’incendie ?
  • - Parfaitement, Monsieur.
  • - Vous en êtes sûre ?
  • - Tout à fait, Monsieur. Depuis hier.
  • - Cela tombe bien, car la voiture a pris feu ce matin.
  • - !!!

Je vous passe la suite de la conversation. Mais vous imaginez sans peine mon soulagement.

Entre temps, les pompiers étaient arrivés mais l’incendie, causé par une énorme fuite d’essence juste au-dessus du démarreur et de la dynamo (!), s’était arrêté de lui-même : par chance, le feu n’était pas remonté jusqu’au réservoir d’essence.

La voiture n’en était pas moins dans un état consternant. Le capot et l’aile droite avaient beaucoup souffert. Sous le capot, les durites et le faisceau électrique avaient brûlé, des silent-blocks avaient fondu, de même que certains joints, il ne restait pas grand’ chose du démarreur, du filtre à air ni de la dynamo, et tout était couvert d’une horrible suie noire et grasse. L’intérieur était heureusement intact.

Et voilà pourquoi nous n’avons pas pu profiter de cette voiture avant le mois d’avril 2010, date de la fin des réparations.

La suite est plus heureuse. Depuis lors notre Bentley dévore joyeusement les kilomètres (et les litres d’essence...) : près de  35 000 kms parcourus à bonne allure, essentiellement sur les routes nationales. Les travaux de restauration nécessaires (réfection du moteur, de l’embrayage, du train avant, du tableau de bord, de la sellerie…), admirablement réalisés par notre ami Américo, ont pu sans inconvénient être étalés sur toutes ces années.

Et surtout mon épouse, sans être animée d’une passion aussi forte que la mienne, la comprend, la tolère et même la partage dans une certaine mesure. De sorte qu’une grande partie de ces 35 000 kilomètres a été parcourue à deux. Conduire une Rolls-Royce ou une Bentley, vous le savez, c’est merveilleux ; mais la conduire aux côtés d’une épouse qui elle aussi apprécie le voyage c’est mieux encore, et c’est la chance que j’ai. Qu’elle soit ici remerciée de m’avoir poussé à acheter cette voiture, et de l’apprécier comme elle le fait.

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Invitation au voyage

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Les comportements des adultes sont largement influencés par les traumatismes de la petite enfance et de l’enfance, considèrent les psychiatres et psychanalystes à la suite des travaux freudiens notamment. Pour moi, tout a commencé lors des grandes vacances que je passais à Rome en famille. J’avais alors 5 ou 6 ans lorsque, au détour d’une visite en ville, est apparu une Rolls-Royce. Bien sûr, je ne connaissais pas grand-chose à l’époque (ni maintenant non plus d’ailleurs !) mais mon frère ainé et mes parents se sont extasiés devant ce spectacle. Il est resté gravé dans ma mémoire comme une énorme, imposante, impressionnante mais élégante masse noire qui écrasait de sa splendeur les Fiat ou Lancia voisines. C’était le choc inaugural !

Ensuite, comme beaucoup de jeunes garçons, j’étais attiré par les voitures et plus particulièrement par les voitures de luxe, anglaises ou américaines, du moment que leurs dimensions permettaient d’imaginer le confort et l’espace.
Plus tard, j’ai subi une rechute grave. J’étais installé un soir à une terrasse de Juan-les-Pins lorsque je vis, je dis bien « vis » passer deux magnifiques Silver Shadow. Je me souviens ne pas les avoir entendues mais juste passer à côté de moi... et j’en voulais une !
Etudiant, la maladie creusait son chemin inéluctablement avec cependant des dérives. C’est ainsi que j’entrepris, avec trois camarades, la restauration d’une Armstrong Siddeley Star Sapphire. Hélas, nous étions jeunes et présomptueux et nos moyens financiers ne nous ont pas permis de faire aboutir ce projet. Notons cependant que la marque Armstong Siddeley appartient depuis longtemps à Rolls Royce, ce qui faisait déjà de cette incartade un péché véniel.
Ensuite, une longue rémission est survenue, liée à la vie courante: mariage, installation, vie professionnelle, enfants, divorce... mais je gardais au fond de mon esprit l’idée de m’asseoir un jour au volant d’une Rolls et de conduire avec, en ligne de mire, la Spirit of Ecstasy, dans le silence et le confort bien connus.
Dans mes phases délirantes consécutives à l’atteinte chronique, je fantasmais sur deux modèles mythiques : la Silver Cloud et la Corniche, toutes deux avec leurs doubles optiques avant.
Pour permettre la concrétisation ultérieure hypothétique de mon délire, j’ai dessiné les plans de ma maison en 2006, en commençant par le garage dont la longueur de 6.5 m et la largeur de 6 m devaient être capable d’accueillir l’objet de mon désir. 

Enfin, en 2009, ayant passé la cinquantaine (de peu), je me suis lancé dans ma recherche. Par un accès inattendu de sagesse, elle s’est portée vers un modèle plus récent et plus accessible : une Silver Spirit de 1982. Et je suis tombé sur la « Lady » proposée dans sa robe élégante et rare « Ice Green ». Mon sang n’a fait qu’un tour et, même si des travaux d’amélioration étaient prévisibles, j’ai enfin assouvi ce rêve de conduire « ma » Rolls !

Depuis, j’ai rencontré ce club fabuleux qui est le nôtre et grâce auquel j’ai pu, avec ma copilote Pascale, faire des rencontres formidables dans des lieux parfois exceptionnels.
Cependant, les conséquences du traumatisme initial ne sont pas disparues pour autant. Mais c’est une autre histoire.
À suivre...

Pierre Chrétien,

juin 2020

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Silver Shadow 1974, N° de série SRX 17374

Dès1958, j’avais acquis un vrai faible pour l’Angleterre. C’était à l’été de cette année-là, j’avais 16 ans, mes parents m’envoyèrent pour la première fois à Londres au cours des vacances scolaires pour que j’améliore mes connaissances d’anglais, ce qui m’a valu une bonne note lors du bac l’année suivante. Entre l’anglais, le dessin et la musique, j’ai réussi à remonter la moyenne. Ce n’était pas exactement un bac français, puisque j’étais à l’école allemande à Barcelone où nous vivions à l’époque, cela s’appelle « Abitur », mais c’est comparable.

Mais plus que la langue, ce qui m’avait fasciné, c’était de me promener dans cette immense ville, dans chaque coin je voyais un personnage de Charles Dickens, bien que je n’osais pas aller partout, par exemple Soho était exclu. Je parcourais la ville pendant des heures assis à la première rangée du deuxième étage des Bus Londoniens. Je me suis quand-même approché un peu des « mauvais » quartiers pour essayer pour la première fois de ma vie un restaurant chinois. Et puis il y avait les énormes parcs où je passais des après-midi sur la pelouse accompagné de filles que j’ai connues dans le même boarding school où j’étais. On s’allongeait sur la pelouse, c’était normal à l’époque. Et puis à la fin de l’après-midi nous allions danser, je crois rappeler que l’endroit s’appelait « Liceum » tout près de Vauxhall Bridge.

C’était donc ma première grande expérience dans la plus grande ville du monde -à l’époque- et seul, loin de papa et maman qui devaient être aussi contents que moi. Je me suis assez imprégné de la vie et du style anglais, et Londres est resté pour moi l’endroit qui continue de m’impressionner presque plus que n’importe quelle autre ville, à l’exception de Paris.

Des années plus tard, depuis 1984, je vivais donc à Paris où je travaillais pour un grand réassureur allemand après l’avoir fait à Madrid, Barcelone, New York et Mexico City. Etant beaucoup plus proche de Londres que dans le passé, j’y allais avec une certaine fréquence. Bien sûr, maintenant j’avais un bon salaire et je pouvais faire une vie Londonienne plus luxueuse. J’assistais normalement à un ou deux Musicals, dinais dans des bons « after theatre » restaurants et faisait des achats chez Harrods, Fortnum & Masons (de la marmelade) and the like (et autres bonnes choses, note de JPB). Et je me promenais pendant des heures me laissant impressionner par les vitrines à Burlington Arcade, des antiquaires et surtout par le parc automobile. Nulle part ailleurs on voit autant de richesse, des voitures de luxe, dont, bien sûr, des Rolls-Royce et Bentley. J’étais évidemment fan de voitures, à mon retour de Mexico en 1981 je m’étais permis l’achat de ma première Porsche, une 911 SC Targa, comme celle de Jean-Pierre. Elle faisait un bruit moteur enivrant mais quant aux autres bruits, à la suspension et tenue de route j’avais quelques réserves. Je pensais à une Porsche mais avec quand-même quelques qualités de roulage d’une Mercedes. Aujourd’hui, tous les constructeurs de voitures de sport -Ferrari, Lamborghini, Mac Laren, Porsche- l’ont compris et ont combiné l’extrême sportivité avec l’extrême confort, facilité de conduite et sécurité. C’est chez Ferrari qu’est apparu la première boîte à vitesse avec embrayage hydraulique qu’on manipulait avec des palettes au volant suivie de la première boîte à double embrayage copiée ensuite par toute la concurrence.

Mais ce n’était qu’en 1991, lors d’une énième visite à Londres, exactement le 13 avril, me promenant dans Berkeley Street, que j’ai vu un magasin vendant des « previously owned » Rolls-Royce (cette expression, je ne l’ai apprise que beaucoup plus tard, puisque on ne parle jamais d’une Rolls-Royce ou Bentley « d’occasion »). Berkeley Street est la rue qui mène de Piccadilly Street (face au Ritz) à Berkeley Square, où se trouvait depuis « toujours » Jack Barclay, à l’époque concessionnaire historique de Rolls-Royce et Bentley, devant lequel j’avais évidemment fait des tours et des tours, sans jamais oser y entrer, puisqu’une Rolls-Royce, c’était du inaccessible. Aujourd’hui, Jack Barclay ne représente plus que la marque Bentley, suite au rachat de la marque par Volkswagen et la séparation d’avec Rolls-Royce, devenu une marque de BMW.

Alors puisque dans ce cas c’était un magasin qui me semblait un peu plus accessible, j’entre et demande ce que l’on ne doit jamais demander si on s’intéresse d’acheter une Rolls-Royce, le prix. (« If you ask the price, you can’t afford it »). Eh bien, je l’ai fait : £ 10.000 ! Je ne croyais pas mes oreilles et me disais, à ce prix-là, je peux me la permettre et me promener en Rolls-Royce et puis je ne risque finalement pas grand-chose.

Mais bon, la voiture avait le volant à droite, était noire, je voyais, avec ma vision encore bonne de l’époque et un peu critique, assez vite quelques endroits avec de la corrosion, il ne fallait donc pas se précipiter. La question du volant je l’ai vite comprise : un modèle Rolls-Royce dès la Silver Shadow, où la console entre les deux sièges empêche de glisser vers l’autre côté, lors d’un péage ou une entrée de parking, présente donc un problème. Pour les modèles antérieurs on peut sans (ou avec moindre) problème accepter le RHD.
Mais alors, le virus de la Rolls-Royce m’avait inlassablement contaminé. Donc lundi, au retour à Paris, je fus directement chez la Franco-Brittanic. La FB avait été le plus important représentant RR & B du continent européen, mais disparut dans les années 1990 à cause de difficultés financières et absence de demande. Chez la FB il y avait 2, peut-être 3 Shadow. Elles n’étaient pas « previously used » mais « previously consumed ». Je ne comprenais pas comment un propriétaire d’une Rolls-Royce pouvait la maltraiter comme s’il s’agissait d’une petite citadine quelconque dans Paris. En plus les prix demandés correspondaient au multiple de celui de Londres. J’aimerais encore ajouter que le Directeur de l’époque, un anglais, n’était pas vraiment accueillant. En revanche, le chef d’atelier, Lucien ou Luciano, puisqu’il était italien, avait une bonne réputation pour bien connaître son métier.
Donc demi-tour et je me souvenais rapidement d’Auto Becker à Düsseldorf, faisant régulièrement de la publicité dans Auto Motor Sport, le magazine automobile allemand auquel j’étais abonné. Auto Becker était un grand concessionnaire en Allemagne avec une clientèle un peu jet set, distribuant non seulement Rolls-Royce et Bentley mais aussi Ferrari et encore d’autres marques. Peut-être à cause de voir trop grand il a aussi disparu quelques années plus tard. Il y a une autre raison qui me faisait m’orienter vers l’Allemagne (indépendamment d’être de cette origine). Les allemands ont la réputation de bien soigner leurs voitures - on dit qu’ils les traitent mieux que leurs épouses et, surtout, ils sont très respectueux pour effectuer les services de maintenance prévus par les constructeurs. Une voiture ne disposant pas de son cahier de service entièrement remplie, est presque invendable. Au moins c’était comme cela quand j’étais jeune.
Alors une semaine après la visite à Londres j’avais rendez-vous chez Auto Becker et il y avait une Silver Shadow modèle 1973 mais immatriculée pour la première fois en octobre 1974, qui avait l’air presque parfaite. Surtout les intérieurs, boiserie et cuir étaient comme neufs. Le capot moteur, en revanche, avait été repeint et ce n’était pas fait comme il faut. Mais bien, cela allait être refait. Lors de l’essai on pouvait aussi percevoir un bruit de claquement de l’indicateur de vitesse. Mais cette Silver Shadow était évidemment une voiture avec le volant à gauche, n’avait eu qu’un seul propriétaire, récemment décédé, tous les documents originaux était là y compris le manuel du propriétaire, en allemand, puisque c’était une voiture produite pour le marché allemand, même les petites plaques dans le compartiment moteur étaient toutes en allemand. Et bien sûr, le livret de service était impeccable.
Ce n’était donc pas difficile de faire une décision et j’ai signé le contrat d’achat le jour même. Il était accordé que je vienne récupérer la voiture le 25 mai après que les quelques travaux aient été faits pour la conduire à Paris.

La première idée d’un néophyte dans le monde Rolls-Royce que j’étais est qu’il s’agit de voitures d’une qualité suprême pour durer toute la vie. On accepte aussi que probablement elles demandent un entretien plus méticuleux et donc plus cher que des voitures « normales ». Ce que l’on ne s’imagine pas, et cela est surtout vrai pour les Shadow et dérivés, que ces voitures sont d’une sophistication telle que les négliger, un tant soit peu, peut avoir des conséquences financières énormes.
J’appris rapidement quel est le problème névralgique des Shadow : le système hydraulique. Dès que tous les indicateurs de couleur rouge du tableau de bord s’allument, ce qui se produit dès mon retour de Düsseldorf à Paris, on commence à prendre conscience.
Après un certain temps, la majorité des propriétaires de Shadow savent ce que l’usine spécifie : changer le fluide hydraulique tous les deux ans, démonter et nettoyer le réservoir hydraulique. Après 24.000 miles, il faut rénover les durits alimentant les pompes de frein et celles des accumulateurs. A ce moment-là il convient également de remplacer les joints en forme de « O » du collier de la pompe de frein.
Jusqu’ici il n’y a pas de problème. Mais après, à 48.000 miles ou après 8 ans, ce qui arrive le premier, les durits allant des accumulateurs vers le cadre (des sphères vers le châssis, note de JPB) doivent être remplacées. A 100.000 miles, toutes les durits souples et tous les joints du système de freinage doivent être remplacées. En achetant une voiture de 16 ans sans avoir l’évidence que ces travaux aient été faits, vous avez compris ce qu’il vous faire au plus vite si vous voulez rouler dans une voiture fiable.
Cela est probablement le moment lorsque la majorité des propriétaires de Shadow perdent leur moral. Pourquoi ? Ce sont des travaux importants durant de longues heures, ce n’est pas simple à faire et on ne trouve donc presque personne qui sache le faire correctement et cela coûte très cher. Et ceci est une des raisons pourquoi il y a tant de Shadow en vente, car les propriétaires ne veulent pas ou n’ont pas les moyens pour cette maintenance très spéciale.
Mais il y a plus : ce sont tous les travaux d’entretien régulier, une vidange et remplacement de filtre d’huile au minimum une fois par an, le système de refroidissement moteur a besoin d’être drainé et rincé tous les deux ans. A ce moment il faut également changer la soupape de pression, le joint de celle-ci ainsi que celui de la partie haute du radiateur. Il faut aussi vérifier la condition du couvercle et changer son joint. Après les deux ans il faut aussi renouveler tous les tuyaux du radiateur et remplacer le thermostat.
Mais tout cela n’est que de l’entretien normal et préventif. Il se peut qu’il y ait aussi une sphère d’accumulateur (ou deux) ne tenant plus la pression à réparer ou à remplacer. Ou le radiateur doit être revu ou échangé à cause d’une fuite ou vous avez besoin d’une nouvelle pompe à eau. Sans oublier les courroies dont la vie n’excède pas deux ans.
Et si vous avez de la chance et que le système de climatisation fonctionne correctement, vous pouvez avoir un peu de calme de ce côté-là. Mais pas trop, car il est possible que votre air conditionné n’ait pas encore été converti à l’utilisation au gaz 134 A adapté à ne pas gêner l’ozone, en plus, vous n’allez pas trouver le gaz d’origine.
Maintenant, même si vous avez fait effectuer les grands travaux hydrauliques, vous pouvez toujours avoir des problèmes provenant des soupapes ou des rames réglant la hauteur de la suspension. On peut aussi vous incorporer des pièces de pièces de rechange incorrectes. Cela arrive plus d’une fois. Il faut donc recommencer dès le début.
Eh bien, le propriétaire de SRX 17374 est passé par tout cela (et plus).
Mais heureusement il n’y avait pas que de problèmes de ce genre. Il y avait aussi quelque chose de totalement différent : la découverte d’une nouvelle manière de conduire une voiture, avec calme et le plaisir de glisser sur les routes (que chez Rolls-Royce s’appelle « wafting ») entouré de cette ambiance spéciale que ne peut procurer qu’une Rolls-Royce avec ses boiseries et ses cuirs et son arôme. On change simplement d’attitude. De l’intérieur de ce nouveau monde on regarde l’extérieur et on s’amuse en voyant ces « speedy guys » lesquels, avec leurs boîtes métalliques à 4 roues se précipitent d’un feu rouge au suivant comme d’un tir de revolver. Malgré le fait que le torque (le couple, note de JPB) énorme du moteur de la Shadow permettrait de laisser plus d’une de ces voitures pseudo sportives derrière elle. Mais il suffit de le savoir.
Fin 1991 et officiellement en janvier 1992 je suis devenu membre du RREC à Paris. Une de mes premières expériences, était la participation à un séminaire technique donné par Marc Sauzeau qui m’a fait comprendre que sauf laver et astiquer la Shadow j’étais incapable de faire rien d’autre par moi même si je ne voulais pas risquer de casser quelque chose. Heureusement je reçu rapidement mon premier bulletin du club anglais où je découvris ce qu’il me fallait savoir : l’existence de l’Annual Concours & Rally au mois de juin, tout d’abord, et puis l’offre presque infinie de spécialistes Rolls-Royce & Bentley pour restaurer et entretenir nos voitures. Un nom sautait déjà à mes yeux qui allait devenir décisif pour la vie future de mes voitures et presque de moi-même : P & A Wood.

Mon premier Rally Annuel était à Castle Ashby. Je n’osais pas d’y aller avec la Shadow, je voulais d’abord connaître et pris donc l’avion et une rent-a-car (volant à droite et changement de vitesse avec la main gauche...). Puis je fis une visite à P&A Wood et pris rendez-vous pour leur amener la Shadow au mois de septembre 1992. « To cut a very long story short » je dirais juste que la Shadow fut transformée par P&A Wood, simplement en corrigeant tous les petits ou grands défauts accumulés au cours de ses 16/17 ans de vie antérieure. Un exemple : aligner toutes les vis du couvercle du réservoir hydraulique. Une fois fait, cela saute aux yeux ! SRX 17374 gagna son premier concours de « Best in Class » lors du Rally de l’année suivante en 1993 et 3 autres prix suivirent au cours des 22 ans que j’ai été son propriétaire.

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Grâce au RREC quelques uns de nous, membres du club, avons pu participer à plusieurs événements exceptionnels, dont un défilé avec 250 voitures du club à l’intérieur du Château de Windsor devant la Reine d’Angleterre à l’occasion de son Jubilé d’Or le 27 avril 2002. Les instructions de sécurité avaient été très strictes : ne pas arrêter la voiture face à la Reine et ne pas en descendre. Eh bien, une dame de la Section Française -rien de moins - ne s’y est pas tenu, s’est arrêté et sa fille est descendue offrir un cadeau à la Souveraine, dont les services de protection l’ont évidemment fait quitter les lieux immédiatement et les autres défilants ont dû se « contenter » de la présence du Prince Philip, venu remplacer la Reine (pas mal non plus !).

Mais peu à peu je me rendis compte qu’une Shadow n’était pas encore considérée par beaucoup de membres du club en tant qu’une Rolls-Royce vraiment classique.

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C’est donc 14 ans après l’avoir achetée que j’ai ajouté une « plus classique », une Rolls-Royce Silver Dawn de 1953. Une autre histoire, peut-être pour un futur, si je ne vous ai pas déjà trop ennuyé avec la présente...

À suivre...

Ralph Bünger,

mai 2020

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RR 20/25 1934

Tout petit déjà, j’étais un peu bizarre. Certes, comme beaucoup d’enfants, j’affirmais ma passion pour l’automobile. Mais elle se révélait sans doute à un stade un peu plus avancé que la moyenne. Surtout, vers l’âge de 8 ou 9 ans, j’ai commencé à développer une forme plus rare en m’attachant aux « vieilles voitures ».
Nous étions au début des années 70, le mouvement de la collection auto balbutiait, on ne disait pas encore vraiment « collectionneur » et je n’en connaissais aucun. Ah, si, dans le petit village de Touraine où mes parents avaient eu l’idée saugrenue de s’exiler (à mon grand désespoir d’ex-petit parisien...), le propriétaire d’un magasin de cheminées sortait de loin en loin une vieille Lancia. Il en avait trois ou quatre, toutes d’avant-guerre à l’exception d’un coupé Aurelia. Ma préférée était un merveilleux roadster Belna carrossé par Figoni.
La vision que l’on avait de l’auto ancienne à cette époque a forgé mon goût : si les avant-1914 me laissaient un peu froid, l’apogée de l’automobile se situait pour moi entre le milieu des années 20 et celui des années 30. Étrange étroitesse d’esprit pour un gamin de moins de dix ans ! Mes rêves d’alors avaient pour noms Hispano-Suiza, Delage, Packard, Duesenberg, Isotta Fraschini, Delahaye, Bugatti... et Rolls-Royce, bien sûr. Le sommet insurpassable du raffinement automobile, si l’on écartait la Bugatti Royale, s’incarnait pour moi dans la Phantom II Continental. Depuis cette lointaine époque, j’ai peu varié de ce bestiaire élitiste.
Par profession, j’ai eu le privilège de prendre le volant de beaucoup de ces mythes sur roues, m’obligeant parfois à de déchirantes révisions d’appréciations. Quand les Hispano et les Bugatti sont des machines fascinantes de précision, agiles et faciles à emmener, quand on reste abasourdi devant la puissance et la modernité absolue d’une Duesenberg, les lourdeurs et les grossièretés d’autorail d’une Isotta me l’ont fait violemment déchoir de son piédestal. Toutes les Delage que j’ai pu approcher m’ont également déçu.
Je n’avais cependant jamais conduit de Rolls-Royce d’avant-guerre. Mais à aucun moment je n’ai douté de leurs immenses qualités. De loin en loin, j’observais leurs côtes et leurs carrosseries. Les Phantom restaient financièrement hors de portée, sauf à accepter de rouler dans une limousine de douairière aux proportions de corbillard endimanché. Mais les petites sœurs, les « small HP » comme disent les anglais, pouvaient un jour entrer dans l’équation.
En 2008, les planètes financières se sont alignées. La quête a pu commencer, en épluchant les sites anglais, les mieux achalandés dans ce genre de curiosité. Toute la difficulté consistait à trouver à la fois une carrosserie élégante, ce qui n’est pas nécessairement la majorité de l’espèce, un état convenable à défaut de concours, et que tout cela rentre dans mon budget. Il y a fallu plus de six mois, semés d’hésitations multiples, d’épisodes de flirts coupables vers des Bentley 3,5 Litre pas toutes recommandables, ou de pépites ratées in extremis. Et puis GKC31 est apparue sur le site de The Real Car Co, négociant bien connu du nord du Pays de Galles. Une berline dite « Continental » de HJ Mulliner sur un châssis 20/25 de 1934. Elle n’était pas parfaite, mais semblait présentable, en bel état mécanique... et je pouvais me la payer.

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La première visite sur place m’a fait découvrir une auto dans un jus d’origine correct, probablement jamais restaurée, à l’intérieur très fatigué, mais délicieuse à conduire. Son silence, la douceur inouïe de ses commandes m’ont immédiatement séduit. J’ai négocié pour le principe. Mais Ian, le vendeur, sentait bien que j’étais sous le charme. Ne jamais acheter avec son cœur, garder la tête froide... combien de fois avais-je répété cette règle élémentaire de survie à des amis en recherche d’une ancienne ? Quasiment aucun historique d’entretien ne l’accompagnait, mais The Real Car Co promettait une grande révision et le remplacement des pneus avant que je n’en prenne livraison. J’avais juste demandé s’il était envisageable de la ramener par la route en France, m’attirant un « why not ? » souriant, tout britannique.
Un mois plus tard, bravant le climat gallois plutôt rude en cette fin novembre, ainsi que les retards des chemins de fer locaux, j’arrivais à destination muni pour tout bagage d’une solide boîte à outils et de la copie complète du manuel d’entretien. Le temps d’effectuer les dernières formalités, il faisait nuit noire et une pluie glaciale dissuadait de quitter le bureau chauffé. Il le fallait, pourtant. J’avais prévu de rejoindre Llangollen pour y passer la nuit, avant la longue étape du lendemain jusqu’à Portsmouth. « Ma » Rolls a démarré du premier coup. Quelle petite joie, déjà, de prononcer cette phrase orgueilleuse ! Les phares se sont allumés, les essuie-glaces ont entamé leur ballet paresseux et dérisoire. « La jauge à essence fonctionne ? » avais-je demandé naïvement, visant l’aiguille pointant le zéro. « Normalement oui... on va quand même vous mettre dix litres. En revanche, on n’a pas eu le temps de régler les phares. »
Et me voilà parti, pointant vers le sud sur l’A5, à travers la forêt sombre et la montagne, de nuit, sous la pluie, seul au volant d’une voiture d’avant-guerre que je ne connais pas, roulant à gauche, à peine guidé par des phares obstinés à ne pas éclairer la route, un pare-brise couvert de buée et avec, dans le réservoir, probablement pas de quoi parcourir plus de 60km. Je roule lentement pour m’acclimater mais en face, les quelques voitures croisées manifestent rageusement un éblouissement qui n’est pas seulement dû à la Spirit of Ecstasy. Il faut trouver un bas-côté accueillant, accepter d’être douché de frais et sortir la boîte à outil pour tenter de remettre les phares dans l’axe. J’étais tout fier de mon outillage « en pouces », héritage d’amours plus anciennes pour une Triumph Spitfire et une De Soto Fireflite. Mais aucune clé ne semblait convenir à l’écrou de réglage. Je venais de découvrir à mes dépens les joies perverses des normes de boulonneries anglaises... d’avant-guerre, en BSW, BSF et BA !
Après avoir enfin retrouvé la vue, puis une station-service sur cette route quasi déserte, je pouvais commencer à me détendre et à savourer l’expérience. À demi congelé dans mon manteau, (même chez Rolls-Royce, il n’y avait pas de chauffage à l’époque) casquette vissée sur le crâne, mains gantées de cuir, quasi seul au milieu d’une route galloise un peu hostile qui n’a pas dû évoluer depuis les années 30, je me voyais figurant dans un très ancien Hitchcock. Au bout du capot, l’ombre des deux Lucas P100 dessinait la silhouette réjouissante de cette calandre inimitable. Le six cylindres ronronnait silencieusement, la voiture suivait son chemin sans trop d’efforts, le maniement de la boîte était toujours aussi merveilleux de douceur et de précision, les freins paraissaient rassurants. C’était une forme de petite aventure très gratifiante. J’étais, en cet instant, le plus heureux des hommes. Arrivant près de deux heures plus tard en vue des lumières de Llangollen, je m’attendais presque à y être célébré en héros ! Mais oui, l’accueil y fut chaleureux. Car, même pour un gallois, voir débouler de nuit sous la pluie une Rolls d’avant-guerre n’est pas un spectacle courant.

Les deux jours suivants, le reste du périple se déroula sans difficultés. J’ai gardé en mémoire le beau moment d’un touchant lever de soleil sur la Nationale 13 déserte, après avoir repris la route du « bon » côté de la mer et de la chaussée.
Ce sont ces images qui, dans les années de doute qui ont suivi, m’ont permis de tenir le cap, de faire face aux enchaînements de travaux imprévus et interminables, aboutissant à une restauration quasi complète étalée sur cinq ans. En juin 2016, le retour pour la première fois de « son » côté de la Manche, pour participer à l’Annual Rally du RREC, avait des allures de victoire. Les derniers remontages avaient eu lieu tard dans la nuit la veille, la mise au point s’était un peu terminée sur la route, au gré de petits soucis « de jeunesse ».
La découverte d’autant d’enthousiastes sincères, si chaleureux et avides de partager leur savoir et leur passion, effaçait d’emblée ces longues heures de veille et de route. A partir de ce moment, j’ai eu le sentiment de faire partie d’une nouvelle famille, bonheur inattendu qui s’ajoutait à celui d’être, pour un temps, le maître et serviteur d’une si belle machine.

En tant que propriétaire, j’ai le sentiment d’avoir un devoir, celui, de préserver un véhicule sans en masquer les marques du temps. C’est en effet celles-ci qui en font tout l’intérêt.

Jean-Éric Raoul,

juin 2020

Mon histoire avec Matilda (Silver Dawn 1950)

Une passion dévorante

L’histoire a commencé modestement avec une Méhari Citroën que mon père avait achetée pour sa résidence de bord de mer. Découragé par les 700 km qu’il devait parcourir dans un véhicule lent et bruyant, il finit par me le donner. Rapidement, je constatais que la coque plastique n’avait pas évité la rouille au châssis. Et me voilà parti dans une restauration maison. Bon apprentissage.
Une fois le chantier terminé, je me retrouvais désœuvré avec un goût révélé pour la mécanique. Peu de temps après, je découvrais une MG TD à vendre chez un marchand breton. Ni une ni deux, l’affaire est faite et le petit cabriolet se retrouve dans ma grange. Au départ, j’envisageais une petite restauration. Mais, de fil en aiguille, le roadster se retrouva à l’état de châssis sur quatre roues. Et voilà une restauration « bolt and nut » (boulon et écrou, note de JPB) menée à bien.

Il restait de la place dans la grange. L’appétit de vieille anglaise (en tout bien tout honneur) m’était venu. De plus en plus téméraire, je me lançais dans la recherche d’une sportive de mon année de naissance. Je finis par dénicher une XK150 coupé sortie d’usine, coïncidence extraordinaire, le jour même de ma naissance. Sans coup férir, j’invitais ma sœur jumelle pour un séjour de santé. Me revoilà avec les ongles régulièrement marqués par les opérations dans les entrailles de la belle. Mais, au bout d’un temps assez court, nous avons pu, elle, ma femme et moi, partir sur les routes de Touraine en toute sécurité.

C’est alors que le démon de la voiture complexe me prit. J’avais décidé qu’après le cabriolet et le coupé, la perle de ma collection serait une berline, anglaise bien sûr ! Passant mes soirées sur les sites spécialisés, j’écartais une Riley RMA portugaise, ne pouvais conclure avec une MG SA galloise, reculais face aux complications d’importation d’une Bentley S1, laissais échapper une Rolls Silver Cloud, toutes deux « étatsuniennes ». Un voyage à Toulouse pour une belle Bentley Type R ne fut pas plus fructueux.


Notre première rencontre
Finalement, c’est chez un négociant New Yorkais que je trouvais mon bonheur début 2018 : une Rolls-Royce Silver Dawn LSBA58 de 1950. Le modèle est assez simple et les pièces détachées, accessibles. J’avais observé sur photos qu’elle avait la conduite à gauche et le compteur en kilomètres. De nombreux échanges m’avaient permis de m’assurer d’un état raisonnablement bon de la vénérable auto. Achat conclu, importateur contacté, véhicule rapatrié jusqu’au garage d’un ami mécanicien à la retraite.
En frémissant, j’ai mis le contact et... elle a démarré à la première sollicitation ! Ravie de reprendre vie, la belle nous gratifia généreusement des décibels que son échappement fatigué avait renoncé à contenir. Vérifications rapides, changement des fluides, ligne d’échappement refaite sur mesure, et nous voilà partis, ma femme et moi, pour un voyage de 500 km sous la canicule de juillet vers Agen.

Pas de climatisation mais un toit ouvrant. Le voyage à l’ancienne en somme, par les voies de traverse. Pas de chauffe, pas de tracas et un succès fou auprès de tous les usagers de la route croisés ; appels de phares de voitures de tous âges, signes de complicité des motos et même cyclomoteurs, coups d’avertisseurs tonitruants de camionneurs... Pas d’animosité pour le luxe, rien que de la sympathie pour une vieille dame. Le retour fut dans le même ton.
Depuis, l’amour semble réciproque, jamais Matilda (c’est ainsi que je l’appelle quand nous sommes seuls) ne m’a causé de chagrin. Je prends soin d’elle et elle me le rend bien, en particulier lors des sorties avec notre club tourangeau de voitures anglaises.


Je n’étais pas son premier !
J’ai peu à peu découvert son passé. Recherches sur internet, courriel à deux anciens propriétaires et au petit fils du premier. Petit à petit, avec eux, j’ai retracé son histoire.
Elle fut livrée en 1950 à un sénateur cubain du nom de Fédérico Fernandez Casas dont la famille est originaire du Pays Basque. Son petit-fils se souvient des voyages en Europe dans la Rolls qui, à l’époque était noire. Après l’arrivée de Fidel Castro, la famille dut s’exiler comme beaucoup, en Floride. Quelques temps après, M. Casas et sa Rolls rejoignirent l’Europe pour s’établir en Espagne. C’est à Madrid, où mourut son propriétaire, qu’on retrouve la voiture.

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Matilda et ses premiers propriétaires durant un european tour dans les « early fifties »

Négociée par un ancien de l’US Air Force pour le compte d’un jeune avocat de Philadelphie, elle retraverse l’Atlantique en 1967, après avoir changé de couleur et d’intérieur (eh oui, c’est là qu’elle hérita de ses garnitures en vinyle, « nobody’s perfect » !). Elle est ensuite revendue en 1969 à un entrepreneur de Pennsylvanie pour rester dans la même famille jusqu’en 2017.

Dans la vente qui suit, elle est dépouillée de son lot de bord et de toutes ses factures ainsi que de sa radio pour terminer chez le négociant New Yorkais avant de traverser une dernière fois l’Atlantique.
En prenant possession de ce vieux pur-sang, je n’imaginais pas la particularité de ces véhicules d’exception. Ils emmènent avec eux des bribes de souvenirs d’une époque surannée où la petite histoire croise la grande.

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Ma femme et moi avons recueilli Matilda pour une retraite heureuse 

En tant que propriétaire, j’ai le sentiment d’avoir un devoir, celui, de préserver un véhicule sans en masquer les marques du temps. C’est en effet celles-ci qui en font tout l’intérêt.

Eric Lacroix,

juillet 2020