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Silver Shadow 1974, N° de série SRX 17374

Dès1958, j’avais acquis un vrai faible pour l’Angleterre. C’était à l’été de cette année-là, j’avais 16 ans, mes parents m’envoyèrent pour la première fois à Londres au cours des vacances scolaires pour que j’améliore mes connaissances d’anglais, ce qui m’a valu une bonne note lors du bac l’année suivante. Entre l’anglais, le dessin et la musique, j’ai réussi à remonter la moyenne. Ce n’était pas exactement un bac français, puisque j’étais à l’école allemande à Barcelone où nous vivions à l’époque, cela s’appelle « Abitur », mais c’est comparable.

Mais plus que la langue, ce qui m’avait fasciné, c’était de me promener dans cette immense ville, dans chaque coin je voyais un personnage de Charles Dickens, bien que je n’osais pas aller partout, par exemple Soho était exclu. Je parcourais la ville pendant des heures assis à la première rangée du deuxième étage des Bus Londoniens. Je me suis quand-même approché un peu des « mauvais » quartiers pour essayer pour la première fois de ma vie un restaurant chinois. Et puis il y avait les énormes parcs où je passais des après-midi sur la pelouse accompagné de filles que j’ai connues dans le même boarding school où j’étais. On s’allongeait sur la pelouse, c’était normal à l’époque. Et puis à la fin de l’après-midi nous allions danser, je crois rappeler que l’endroit s’appelait « Liceum » tout près de Vauxhall Bridge.

C’était donc ma première grande expérience dans la plus grande ville du monde -à l’époque- et seul, loin de papa et maman qui devaient être aussi contents que moi. Je me suis assez imprégné de la vie et du style anglais, et Londres est resté pour moi l’endroit qui continue de m’impressionner presque plus que n’importe quelle autre ville, à l’exception de Paris.

Des années plus tard, depuis 1984, je vivais donc à Paris où je travaillais pour un grand réassureur allemand après l’avoir fait à Madrid, Barcelone, New York et Mexico City. Etant beaucoup plus proche de Londres que dans le passé, j’y allais avec une certaine fréquence. Bien sûr, maintenant j’avais un bon salaire et je pouvais faire une vie Londonienne plus luxueuse. J’assistais normalement à un ou deux Musicals, dinais dans des bons « after theatre » restaurants et faisait des achats chez Harrods, Fortnum & Masons (de la marmelade) and the like (et autres bonnes choses, note de JPB). Et je me promenais pendant des heures me laissant impressionner par les vitrines à Burlington Arcade, des antiquaires et surtout par le parc automobile. Nulle part ailleurs on voit autant de richesse, des voitures de luxe, dont, bien sûr, des Rolls-Royce et Bentley. J’étais évidemment fan de voitures, à mon retour de Mexico en 1981 je m’étais permis l’achat de ma première Porsche, une 911 SC Targa, comme celle de Jean-Pierre. Elle faisait un bruit moteur enivrant mais quant aux autres bruits, à la suspension et tenue de route j’avais quelques réserves. Je pensais à une Porsche mais avec quand-même quelques qualités de roulage d’une Mercedes. Aujourd’hui, tous les constructeurs de voitures de sport -Ferrari, Lamborghini, Mac Laren, Porsche- l’ont compris et ont combiné l’extrême sportivité avec l’extrême confort, facilité de conduite et sécurité. C’est chez Ferrari qu’est apparu la première boîte à vitesse avec embrayage hydraulique qu’on manipulait avec des palettes au volant suivie de la première boîte à double embrayage copiée ensuite par toute la concurrence.

Mais ce n’était qu’en 1991, lors d’une énième visite à Londres, exactement le 13 avril, me promenant dans Berkeley Street, que j’ai vu un magasin vendant des « previously owned » Rolls-Royce (cette expression, je ne l’ai apprise que beaucoup plus tard, puisque on ne parle jamais d’une Rolls-Royce ou Bentley « d’occasion »). Berkeley Street est la rue qui mène de Piccadilly Street (face au Ritz) à Berkeley Square, où se trouvait depuis « toujours » Jack Barclay, à l’époque concessionnaire historique de Rolls-Royce et Bentley, devant lequel j’avais évidemment fait des tours et des tours, sans jamais oser y entrer, puisqu’une Rolls-Royce, c’était du inaccessible. Aujourd’hui, Jack Barclay ne représente plus que la marque Bentley, suite au rachat de la marque par Volkswagen et la séparation d’avec Rolls-Royce, devenu une marque de BMW.

Alors puisque dans ce cas c’était un magasin qui me semblait un peu plus accessible, j’entre et demande ce que l’on ne doit jamais demander si on s’intéresse d’acheter une Rolls-Royce, le prix. (« If you ask the price, you can’t afford it »). Eh bien, je l’ai fait : £ 10.000 ! Je ne croyais pas mes oreilles et me disais, à ce prix-là, je peux me la permettre et me promener en Rolls-Royce et puis je ne risque finalement pas grand-chose.

Mais bon, la voiture avait le volant à droite, était noire, je voyais, avec ma vision encore bonne de l’époque et un peu critique, assez vite quelques endroits avec de la corrosion, il ne fallait donc pas se précipiter. La question du volant je l’ai vite comprise : un modèle Rolls-Royce dès la Silver Shadow, où la console entre les deux sièges empêche de glisser vers l’autre côté, lors d’un péage ou une entrée de parking, présente donc un problème. Pour les modèles antérieurs on peut sans (ou avec moindre) problème accepter le RHD.
Mais alors, le virus de la Rolls-Royce m’avait inlassablement contaminé. Donc lundi, au retour à Paris, je fus directement chez la Franco-Brittanic. La FB avait été le plus important représentant RR & B du continent européen, mais disparut dans les années 1990 à cause de difficultés financières et absence de demande. Chez la FB il y avait 2, peut-être 3 Shadow. Elles n’étaient pas « previously used » mais « previously consumed ». Je ne comprenais pas comment un propriétaire d’une Rolls-Royce pouvait la maltraiter comme s’il s’agissait d’une petite citadine quelconque dans Paris. En plus les prix demandés correspondaient au multiple de celui de Londres. J’aimerais encore ajouter que le Directeur de l’époque, un anglais, n’était pas vraiment accueillant. En revanche, le chef d’atelier, Lucien ou Luciano, puisqu’il était italien, avait une bonne réputation pour bien connaître son métier.
Donc demi-tour et je me souvenais rapidement d’Auto Becker à Düsseldorf, faisant régulièrement de la publicité dans Auto Motor Sport, le magazine automobile allemand auquel j’étais abonné. Auto Becker était un grand concessionnaire en Allemagne avec une clientèle un peu jet set, distribuant non seulement Rolls-Royce et Bentley mais aussi Ferrari et encore d’autres marques. Peut-être à cause de voir trop grand il a aussi disparu quelques années plus tard. Il y a une autre raison qui me faisait m’orienter vers l’Allemagne (indépendamment d’être de cette origine). Les allemands ont la réputation de bien soigner leurs voitures - on dit qu’ils les traitent mieux que leurs épouses et, surtout, ils sont très respectueux pour effectuer les services de maintenance prévus par les constructeurs. Une voiture ne disposant pas de son cahier de service entièrement remplie, est presque invendable. Au moins c’était comme cela quand j’étais jeune.
Alors une semaine après la visite à Londres j’avais rendez-vous chez Auto Becker et il y avait une Silver Shadow modèle 1973 mais immatriculée pour la première fois en octobre 1974, qui avait l’air presque parfaite. Surtout les intérieurs, boiserie et cuir étaient comme neufs. Le capot moteur, en revanche, avait été repeint et ce n’était pas fait comme il faut. Mais bien, cela allait être refait. Lors de l’essai on pouvait aussi percevoir un bruit de claquement de l’indicateur de vitesse. Mais cette Silver Shadow était évidemment une voiture avec le volant à gauche, n’avait eu qu’un seul propriétaire, récemment décédé, tous les documents originaux était là y compris le manuel du propriétaire, en allemand, puisque c’était une voiture produite pour le marché allemand, même les petites plaques dans le compartiment moteur étaient toutes en allemand. Et bien sûr, le livret de service était impeccable.
Ce n’était donc pas difficile de faire une décision et j’ai signé le contrat d’achat le jour même. Il était accordé que je vienne récupérer la voiture le 25 mai après que les quelques travaux aient été faits pour la conduire à Paris.

La première idée d’un néophyte dans le monde Rolls-Royce que j’étais est qu’il s’agit de voitures d’une qualité suprême pour durer toute la vie. On accepte aussi que probablement elles demandent un entretien plus méticuleux et donc plus cher que des voitures « normales ». Ce que l’on ne s’imagine pas, et cela est surtout vrai pour les Shadow et dérivés, que ces voitures sont d’une sophistication telle que les négliger, un tant soit peu, peut avoir des conséquences financières énormes.
J’appris rapidement quel est le problème névralgique des Shadow : le système hydraulique. Dès que tous les indicateurs de couleur rouge du tableau de bord s’allument, ce qui se produit dès mon retour de Düsseldorf à Paris, on commence à prendre conscience.
Après un certain temps, la majorité des propriétaires de Shadow savent ce que l’usine spécifie : changer le fluide hydraulique tous les deux ans, démonter et nettoyer le réservoir hydraulique. Après 24.000 miles, il faut rénover les durits alimentant les pompes de frein et celles des accumulateurs. A ce moment-là il convient également de remplacer les joints en forme de « O » du collier de la pompe de frein.
Jusqu’ici il n’y a pas de problème. Mais après, à 48.000 miles ou après 8 ans, ce qui arrive le premier, les durits allant des accumulateurs vers le cadre (des sphères vers le châssis, note de JPB) doivent être remplacées. A 100.000 miles, toutes les durits souples et tous les joints du système de freinage doivent être remplacées. En achetant une voiture de 16 ans sans avoir l’évidence que ces travaux aient été faits, vous avez compris ce qu’il vous faire au plus vite si vous voulez rouler dans une voiture fiable.
Cela est probablement le moment lorsque la majorité des propriétaires de Shadow perdent leur moral. Pourquoi ? Ce sont des travaux importants durant de longues heures, ce n’est pas simple à faire et on ne trouve donc presque personne qui sache le faire correctement et cela coûte très cher. Et ceci est une des raisons pourquoi il y a tant de Shadow en vente, car les propriétaires ne veulent pas ou n’ont pas les moyens pour cette maintenance très spéciale.
Mais il y a plus : ce sont tous les travaux d’entretien régulier, une vidange et remplacement de filtre d’huile au minimum une fois par an, le système de refroidissement moteur a besoin d’être drainé et rincé tous les deux ans. A ce moment il faut également changer la soupape de pression, le joint de celle-ci ainsi que celui de la partie haute du radiateur. Il faut aussi vérifier la condition du couvercle et changer son joint. Après les deux ans il faut aussi renouveler tous les tuyaux du radiateur et remplacer le thermostat.
Mais tout cela n’est que de l’entretien normal et préventif. Il se peut qu’il y ait aussi une sphère d’accumulateur (ou deux) ne tenant plus la pression à réparer ou à remplacer. Ou le radiateur doit être revu ou échangé à cause d’une fuite ou vous avez besoin d’une nouvelle pompe à eau. Sans oublier les courroies dont la vie n’excède pas deux ans.
Et si vous avez de la chance et que le système de climatisation fonctionne correctement, vous pouvez avoir un peu de calme de ce côté-là. Mais pas trop, car il est possible que votre air conditionné n’ait pas encore été converti à l’utilisation au gaz 134 A adapté à ne pas gêner l’ozone, en plus, vous n’allez pas trouver le gaz d’origine.
Maintenant, même si vous avez fait effectuer les grands travaux hydrauliques, vous pouvez toujours avoir des problèmes provenant des soupapes ou des rames réglant la hauteur de la suspension. On peut aussi vous incorporer des pièces de pièces de rechange incorrectes. Cela arrive plus d’une fois. Il faut donc recommencer dès le début.
Eh bien, le propriétaire de SRX 17374 est passé par tout cela (et plus).
Mais heureusement il n’y avait pas que de problèmes de ce genre. Il y avait aussi quelque chose de totalement différent : la découverte d’une nouvelle manière de conduire une voiture, avec calme et le plaisir de glisser sur les routes (que chez Rolls-Royce s’appelle « wafting ») entouré de cette ambiance spéciale que ne peut procurer qu’une Rolls-Royce avec ses boiseries et ses cuirs et son arôme. On change simplement d’attitude. De l’intérieur de ce nouveau monde on regarde l’extérieur et on s’amuse en voyant ces « speedy guys » lesquels, avec leurs boîtes métalliques à 4 roues se précipitent d’un feu rouge au suivant comme d’un tir de revolver. Malgré le fait que le torque (le couple, note de JPB) énorme du moteur de la Shadow permettrait de laisser plus d’une de ces voitures pseudo sportives derrière elle. Mais il suffit de le savoir.
Fin 1991 et officiellement en janvier 1992 je suis devenu membre du RREC à Paris. Une de mes premières expériences, était la participation à un séminaire technique donné par Marc Sauzeau qui m’a fait comprendre que sauf laver et astiquer la Shadow j’étais incapable de faire rien d’autre par moi même si je ne voulais pas risquer de casser quelque chose. Heureusement je reçu rapidement mon premier bulletin du club anglais où je découvris ce qu’il me fallait savoir : l’existence de l’Annual Concours & Rally au mois de juin, tout d’abord, et puis l’offre presque infinie de spécialistes Rolls-Royce & Bentley pour restaurer et entretenir nos voitures. Un nom sautait déjà à mes yeux qui allait devenir décisif pour la vie future de mes voitures et presque de moi-même : P & A Wood.

Mon premier Rally Annuel était à Castle Ashby. Je n’osais pas d’y aller avec la Shadow, je voulais d’abord connaître et pris donc l’avion et une rent-a-car (volant à droite et changement de vitesse avec la main gauche...). Puis je fis une visite à P&A Wood et pris rendez-vous pour leur amener la Shadow au mois de septembre 1992. « To cut a very long story short » je dirais juste que la Shadow fut transformée par P&A Wood, simplement en corrigeant tous les petits ou grands défauts accumulés au cours de ses 16/17 ans de vie antérieure. Un exemple : aligner toutes les vis du couvercle du réservoir hydraulique. Une fois fait, cela saute aux yeux ! SRX 17374 gagna son premier concours de « Best in Class » lors du Rally de l’année suivante en 1993 et 3 autres prix suivirent au cours des 22 ans que j’ai été son propriétaire.

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Grâce au RREC quelques uns de nous, membres du club, avons pu participer à plusieurs événements exceptionnels, dont un défilé avec 250 voitures du club à l’intérieur du Château de Windsor devant la Reine d’Angleterre à l’occasion de son Jubilé d’Or le 27 avril 2002. Les instructions de sécurité avaient été très strictes : ne pas arrêter la voiture face à la Reine et ne pas en descendre. Eh bien, une dame de la Section Française -rien de moins - ne s’y est pas tenu, s’est arrêté et sa fille est descendue offrir un cadeau à la Souveraine, dont les services de protection l’ont évidemment fait quitter les lieux immédiatement et les autres défilants ont dû se « contenter » de la présence du Prince Philip, venu remplacer la Reine (pas mal non plus !).

Mais peu à peu je me rendis compte qu’une Shadow n’était pas encore considérée par beaucoup de membres du club en tant qu’une Rolls-Royce vraiment classique.

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C’est donc 14 ans après l’avoir achetée que j’ai ajouté une « plus classique », une Rolls-Royce Silver Dawn de 1953. Une autre histoire, peut-être pour un futur, si je ne vous ai pas déjà trop ennuyé avec la présente...

À suivre...

Ralph Bünger,

mai 2020