Bentley Mk VI 1949
La berline dont nous sommes, pour reprendre la si belle formule de Jean-Eric Raoul,
à la fois les maîtres et les serviteurs depuis 2009
Note liminaire : j’écris " notre Bentley et nous ", car comme vous allez le voir plus loin mon épouse est une partie prenante majeure dans l’histoire.
Mais venons-en à notre récit. Tout remonte à des souvenirs de jeunesse ; ce qui n’est pas d’une originalité folle, j’en conviens, mais enfin... L’histoire commence avec un intérêt pour les voitures qui s’est manifesté dès mon plus jeune âge, et qui s’est fixé à l’adolescence sur les automobiles des années 30 et 50.
En 1970, en classe de première, je suis tombé par hasard sur une Bentley R stationnée non loin de l’établissement où je faisais mes études. La voiture était particulièrement décatie : peinture noire presque mate, chromes ternis, intérieur (cuir dark tan et boiseries) bien fatigué. Et pourtant, il en ressortait je ne sais quel charme qui faisait que l’on n’avait qu’une envie : prendre la route avec elle et partir très loin...
La voiture est restée sur place quelques jours ; je suis allé la revoir plusieurs fois (mes camarades de classe se demandant bien ce que je pouvais trouver à cette quasi-épave), toujours aussi fasciné. Et puis un matin elle n’a plus été là... Mais je n’ai cessé d’y repenser.
En août 1973, en fin d'après-midi sur la place de St-Germain-des-Prés, un de mes amis et moi remarquons une Bentley Mk VI (ou R) arrivant du boulevard St Germain, passant devant chez Lipp et le drugstore Publicis, traversant la place puis se garant sur la droite, exactement au coin de la rue Bonaparte.
Les portières avant s'ouvrent et apparaissent deux jeunes filles époustouflantes : longues et minces, cheveux longs, anglaises au possible, habillées à la mode de Carnaby Street, vous voyez le tableau…
Totalement décontractées, elles referment les portières et s'en vont tranquillement à pied vers St Sulpice. Nous restons bouche bée : cette voiture déjà ancienne, cette voiture que je trouve magnifique, cette voiture (dont je devine qu'elle n'est pas si facile à conduire) menée avec autant d'aisance par l'une des jeunes femmes, tout cela semble tout droit sorti d'un roman de Michel Déon.
Les jeunes filles parties, je fais admirer à mon ami les lignes de la carrosserie et la majesté de la calandre. Je lui montre les boiseries de l'habitacle, le grand volant, le levier de vitesses placé entre la portière et le siège du conducteur, le cuir des sièges… Et je repars avec le désir renforcé de posséder un jour une de ces Bentley.
1973-2009. Au cours des trente-six ans qui ont suivi, mes ressources étant ce qu’elles sont et le budget familial ce qu’il était, ce rêve en est resté un. J’ai bien possédé quelques voitures anciennes attachantes, dont une Citroën 11 CV de 1938 qui sillonnera les routes nationales pendant des années, mais rien qui se rapproche d’une Bentley.
Ce qui ne m’a pas empêché de collectionner toute la littérature possible sur les Mk VI et R ni, quitte à me faire mal, de suivre régulièrement les petites annonces en France et en Angleterre. Ah, le site Internet de The Real Car au Pays de Galles !
J’ai fini de la sorte par acquérir une certaine culture sur le modèle, mais toutes ces connaissances accumulées restaient tristement virtuelles. Une occasion m’a toutefois été donnée de les compléter par quelques considérations plus pratiques en 2005 ou 2006, lorsqu’un de mes anciens camarades de classe m’a fait l’amitié non seulement de m’inviter à dîner dans un excellent restaurant du Bois de Boulogne mais encore de m’y conduire dans sa propre Bentley, une très belle MK VI à carrosserie HJ Mulliner.
Imaginez mon émotion lorsque je suis monté dans sa voiture : j’allais enfin en voir une " en vrai " ! Je me revois encore m’installer à la place du passager, la gorge nouée, dans un silence presque religieux : riez si vous voulez, c’est ainsi...
Au cours du repas (délicieux !) mon ami me confirme qu’une Bentley de cette époque est tout à fait utilisable en usage régulier, du moins si l’on fait abstraction de la consommation d’essence : sa Bentley convenablement restaurée accélère, freine, tient la route, soutient encore de bonnes moyennes et ne nécessite finalement qu’un entretien réduit. Je découvre également le charme particulier des voitures de carrossier.
Et voilà qu’en ressortant du restaurant mon ami me fait la surprise... de me tendre les clefs et de me laisser le volant ! Quinze ans plus tard je lui en suis encore reconnaissant.
Inutile de vous dire que je n’ai jamais conduit aussi prudemment... Arrivé devant chez moi j’étais enthousiasmé. Par le couple à bas régime, la douceur et la précision de la boîte de vitesses, le silence... Clairement, la réalité était à la hauteur du mythe que je m’étais construit. Et après cette soirée d’exception mon envie de posséder un jour une telle Bentley s’est trouvée encore accrue.
En 2009, les voitures de collection avaient un peu moins la cote (la crise de 2008), la livre n’avait jamais été aussi basse contre l’euro et les Bentley Mk VI ou R n’avaient jamais été aussi abordables, même sur le marché français. Et c’est mon épouse qui, connaissant ma passion et me voyant encore compulser les petites annonces dans le vide, m’a dit un soir : " Ecoute, si tu n’en achète pas une maintenant, tu ne le feras jamais ! ".
Et c’est ainsi qu’en décembre 2009, après quelques mois de recherches nous avons remporté, sur une enchère passée par téléphone lors d’une vente Osenat, notre Bentley Mk VI de 1949, carrossée par HJ Mulliner.
Photo prise à Alwalton, le village où est né Henry Royce
L’histoire n’est cependant pas terminée, car nous n’avons pas pu profiter de la voiture avant plusieurs mois. Voici comment :
Quelques jours après la vente, fin décembre donc, je vais chercher la Bentley chez Osenat, à Moret-sur-Loing, et rentre sans encombre chez nous. La voiture n’ayant pas roulé depuis longtemps, je décide par prudence de lui faire subir une grande révision avant de prendre la route. Rendez-vous est pris chez l’excellent Lucien Pierangeli, pour le 19 janvier à la première heure.
Le 19 janvier à 6 h 45 du matin je me rends donc joyeusement au garage où dort la Bentley : pensez donc, c’est la deuxième fois que je vais conduire cette voiture dont j’ai rêvé pendant 40 ans ! Il fait encore nuit noire, et le garage (il n’y a pas d’éclairage) est dans une complète obscurité. Je m’installe, allume les lanternes, donne un poil de starter, pousse d’un cran l’accélérateur à main et mets enfin le contact.
La suite est un peu longue à décrire, mais n’a pris que deux secondes environ. Vous êtes prêts ? Allons-y :
- - j’appuie sur le bouton du démarreur ;
- - le moteur part instantanément ;
- - je me dis : " ce sont quand même de bonnes mécaniques ! "
- - entendant tourner bien rond le six cylindres, je songe encore : " quel merveilleux bruit que celui de cette voiture... "
- - le garage s’illumine soudain. Je pense que les phares ont dû s’allumer ;
- - je vérifie le contacteur : les phares sont éteints ;
- - ???????
- - Je me rends compte que la lumière provient de grandes flammes qui sortent de sous le capot, à droite : la voiture a pris feu. Les flammes ont maintenant un mètre de haut. Fin des deux secondes.
Pas d’extincteur dans la voiture : je n’ai rien pu faire d’autre que couper le contact, prendre mon sac et ma parka, sortir rapidement du garage, qui se remplissait d’une irrespirable fumée, et appeler les pompiers.
Je me souviens bien des dix minutes qui ont suivi, tandis que je regardais brûler notre voiture et que par les portes du garage s’échappaient des nuages de fumée noire : elles ont été un peu pénibles.
Pire : je n’étais même pas certain que la voiture était assurée contre le vol et l’incendie ! J’avais évidemment demandé ces garanties à mon courtier, mais celui-ci voulait d’abord recevoir le rapport d’évaluation de l’expert. Celui-ci avait vu la voiture en décembre et avait aussitôt donné son chiffrage ; mais il tardait à formaliser son rapport et à l’envoyer à l’assureur, malgré plusieurs relances de ma part en janvier.
D’où ce dialogue au téléphone, à 8 h 31 ce même jour (les bureaux du courtier ouvrant à 8 h 30), auprès d’une charmante interlocutrice :
- - Bonjour ! Pascal de La Morinerie à l’appareil. Je voudrais savoir si vous avez reçu le rapport d’expertise de ma voiture.
- - ... (recherches). Eh bien oui, Monsieur, il est arrivé hier !
- - Ah bon ! Je suis donc assuré contre le vol et l’incendie ?
- - Parfaitement, Monsieur.
- - Vous en êtes sûre ?
- - Tout à fait, Monsieur. Depuis hier.
- - Cela tombe bien, car la voiture a pris feu ce matin.
- - !!!
Je vous passe la suite de la conversation. Mais vous imaginez sans peine mon soulagement.
Entre temps, les pompiers étaient arrivés mais l’incendie, causé par une énorme fuite d’essence juste au-dessus du démarreur et de la dynamo (!), s’était arrêté de lui-même : par chance, le feu n’était pas remonté jusqu’au réservoir d’essence.
La voiture n’en était pas moins dans un état consternant. Le capot et l’aile droite avaient beaucoup souffert. Sous le capot, les durites et le faisceau électrique avaient brûlé, des silent-blocks avaient fondu, de même que certains joints, il ne restait pas grand’ chose du démarreur, du filtre à air ni de la dynamo, et tout était couvert d’une horrible suie noire et grasse. L’intérieur était heureusement intact.
Et voilà pourquoi nous n’avons pas pu profiter de cette voiture avant le mois d’avril 2010, date de la fin des réparations.
La suite est plus heureuse. Depuis lors notre Bentley dévore joyeusement les kilomètres (et les litres d’essence...) : près de 35 000 kms parcourus à bonne allure, essentiellement sur les routes nationales. Les travaux de restauration nécessaires (réfection du moteur, de l’embrayage, du train avant, du tableau de bord, de la sellerie…), admirablement réalisés par notre ami Américo, ont pu sans inconvénient être étalés sur toutes ces années.
Et surtout mon épouse, sans être animée d’une passion aussi forte que la mienne, la comprend, la tolère et même la partage dans une certaine mesure. De sorte qu’une grande partie de ces 35 000 kilomètres a été parcourue à deux. Conduire une Rolls-Royce ou une Bentley, vous le savez, c’est merveilleux ; mais la conduire aux côtés d’une épouse qui elle aussi apprécie le voyage c’est mieux encore, et c’est la chance que j’ai. Qu’elle soit ici remerciée de m’avoir poussé à acheter cette voiture, et de l’apprécier comme elle le fait.
Invitation au voyage