RR 20/25 1934
Tout petit déjà, j’étais un peu bizarre. Certes, comme beaucoup d’enfants, j’affirmais ma passion pour l’automobile. Mais elle se révélait sans doute à un stade un peu plus avancé que la moyenne. Surtout, vers l’âge de 8 ou 9 ans, j’ai commencé à développer une forme plus rare en m’attachant aux « vieilles voitures ».
Nous étions au début des années 70, le mouvement de la collection auto balbutiait, on ne disait pas encore vraiment « collectionneur » et je n’en connaissais aucun. Ah, si, dans le petit village de Touraine où mes parents avaient eu l’idée saugrenue de s’exiler (à mon grand désespoir d’ex-petit parisien...), le propriétaire d’un magasin de cheminées sortait de loin en loin une vieille Lancia. Il en avait trois ou quatre, toutes d’avant-guerre à l’exception d’un coupé Aurelia. Ma préférée était un merveilleux roadster Belna carrossé par Figoni.
La vision que l’on avait de l’auto ancienne à cette époque a forgé mon goût : si les avant-1914 me laissaient un peu froid, l’apogée de l’automobile se situait pour moi entre le milieu des années 20 et celui des années 30. Étrange étroitesse d’esprit pour un gamin de moins de dix ans ! Mes rêves d’alors avaient pour noms Hispano-Suiza, Delage, Packard, Duesenberg, Isotta Fraschini, Delahaye, Bugatti... et Rolls-Royce, bien sûr. Le sommet insurpassable du raffinement automobile, si l’on écartait la Bugatti Royale, s’incarnait pour moi dans la Phantom II Continental. Depuis cette lointaine époque, j’ai peu varié de ce bestiaire élitiste.
Par profession, j’ai eu le privilège de prendre le volant de beaucoup de ces mythes sur roues, m’obligeant parfois à de déchirantes révisions d’appréciations. Quand les Hispano et les Bugatti sont des machines fascinantes de précision, agiles et faciles à emmener, quand on reste abasourdi devant la puissance et la modernité absolue d’une Duesenberg, les lourdeurs et les grossièretés d’autorail d’une Isotta me l’ont fait violemment déchoir de son piédestal. Toutes les Delage que j’ai pu approcher m’ont également déçu.
Je n’avais cependant jamais conduit de Rolls-Royce d’avant-guerre. Mais à aucun moment je n’ai douté de leurs immenses qualités. De loin en loin, j’observais leurs côtes et leurs carrosseries. Les Phantom restaient financièrement hors de portée, sauf à accepter de rouler dans une limousine de douairière aux proportions de corbillard endimanché. Mais les petites sœurs, les « small HP » comme disent les anglais, pouvaient un jour entrer dans l’équation.
En 2008, les planètes financières se sont alignées. La quête a pu commencer, en épluchant les sites anglais, les mieux achalandés dans ce genre de curiosité. Toute la difficulté consistait à trouver à la fois une carrosserie élégante, ce qui n’est pas nécessairement la majorité de l’espèce, un état convenable à défaut de concours, et que tout cela rentre dans mon budget. Il y a fallu plus de six mois, semés d’hésitations multiples, d’épisodes de flirts coupables vers des Bentley 3,5 Litre pas toutes recommandables, ou de pépites ratées in extremis. Et puis GKC31 est apparue sur le site de The Real Car Co, négociant bien connu du nord du Pays de Galles. Une berline dite « Continental » de HJ Mulliner sur un châssis 20/25 de 1934. Elle n’était pas parfaite, mais semblait présentable, en bel état mécanique... et je pouvais me la payer.
La première visite sur place m’a fait découvrir une auto dans un jus d’origine correct, probablement jamais restaurée, à l’intérieur très fatigué, mais délicieuse à conduire. Son silence, la douceur inouïe de ses commandes m’ont immédiatement séduit. J’ai négocié pour le principe. Mais Ian, le vendeur, sentait bien que j’étais sous le charme. Ne jamais acheter avec son cœur, garder la tête froide... combien de fois avais-je répété cette règle élémentaire de survie à des amis en recherche d’une ancienne ? Quasiment aucun historique d’entretien ne l’accompagnait, mais The Real Car Co promettait une grande révision et le remplacement des pneus avant que je n’en prenne livraison. J’avais juste demandé s’il était envisageable de la ramener par la route en France, m’attirant un « why not ? » souriant, tout britannique.
Un mois plus tard, bravant le climat gallois plutôt rude en cette fin novembre, ainsi que les retards des chemins de fer locaux, j’arrivais à destination muni pour tout bagage d’une solide boîte à outils et de la copie complète du manuel d’entretien. Le temps d’effectuer les dernières formalités, il faisait nuit noire et une pluie glaciale dissuadait de quitter le bureau chauffé. Il le fallait, pourtant. J’avais prévu de rejoindre Llangollen pour y passer la nuit, avant la longue étape du lendemain jusqu’à Portsmouth. « Ma » Rolls a démarré du premier coup. Quelle petite joie, déjà, de prononcer cette phrase orgueilleuse ! Les phares se sont allumés, les essuie-glaces ont entamé leur ballet paresseux et dérisoire. « La jauge à essence fonctionne ? » avais-je demandé naïvement, visant l’aiguille pointant le zéro. « Normalement oui... on va quand même vous mettre dix litres. En revanche, on n’a pas eu le temps de régler les phares. »
Et me voilà parti, pointant vers le sud sur l’A5, à travers la forêt sombre et la montagne, de nuit, sous la pluie, seul au volant d’une voiture d’avant-guerre que je ne connais pas, roulant à gauche, à peine guidé par des phares obstinés à ne pas éclairer la route, un pare-brise couvert de buée et avec, dans le réservoir, probablement pas de quoi parcourir plus de 60km. Je roule lentement pour m’acclimater mais en face, les quelques voitures croisées manifestent rageusement un éblouissement qui n’est pas seulement dû à la Spirit of Ecstasy. Il faut trouver un bas-côté accueillant, accepter d’être douché de frais et sortir la boîte à outil pour tenter de remettre les phares dans l’axe. J’étais tout fier de mon outillage « en pouces », héritage d’amours plus anciennes pour une Triumph Spitfire et une De Soto Fireflite. Mais aucune clé ne semblait convenir à l’écrou de réglage. Je venais de découvrir à mes dépens les joies perverses des normes de boulonneries anglaises... d’avant-guerre, en BSW, BSF et BA !
Après avoir enfin retrouvé la vue, puis une station-service sur cette route quasi déserte, je pouvais commencer à me détendre et à savourer l’expérience. À demi congelé dans mon manteau, (même chez Rolls-Royce, il n’y avait pas de chauffage à l’époque) casquette vissée sur le crâne, mains gantées de cuir, quasi seul au milieu d’une route galloise un peu hostile qui n’a pas dû évoluer depuis les années 30, je me voyais figurant dans un très ancien Hitchcock. Au bout du capot, l’ombre des deux Lucas P100 dessinait la silhouette réjouissante de cette calandre inimitable. Le six cylindres ronronnait silencieusement, la voiture suivait son chemin sans trop d’efforts, le maniement de la boîte était toujours aussi merveilleux de douceur et de précision, les freins paraissaient rassurants. C’était une forme de petite aventure très gratifiante. J’étais, en cet instant, le plus heureux des hommes. Arrivant près de deux heures plus tard en vue des lumières de Llangollen, je m’attendais presque à y être célébré en héros ! Mais oui, l’accueil y fut chaleureux. Car, même pour un gallois, voir débouler de nuit sous la pluie une Rolls d’avant-guerre n’est pas un spectacle courant.
Les deux jours suivants, le reste du périple se déroula sans difficultés. J’ai gardé en mémoire le beau moment d’un touchant lever de soleil sur la Nationale 13 déserte, après avoir repris la route du « bon » côté de la mer et de la chaussée.
Ce sont ces images qui, dans les années de doute qui ont suivi, m’ont permis de tenir le cap, de faire face aux enchaînements de travaux imprévus et interminables, aboutissant à une restauration quasi complète étalée sur cinq ans. En juin 2016, le retour pour la première fois de « son » côté de la Manche, pour participer à l’Annual Rally du RREC, avait des allures de victoire. Les derniers remontages avaient eu lieu tard dans la nuit la veille, la mise au point s’était un peu terminée sur la route, au gré de petits soucis « de jeunesse ».
La découverte d’autant d’enthousiastes sincères, si chaleureux et avides de partager leur savoir et leur passion, effaçait d’emblée ces longues heures de veille et de route. A partir de ce moment, j’ai eu le sentiment de faire partie d’une nouvelle famille, bonheur inattendu qui s’ajoutait à celui d’être, pour un temps, le maître et serviteur d’une si belle machine.
En tant que propriétaire, j’ai le sentiment d’avoir un devoir, celui, de préserver un véhicule sans en masquer les marques du temps. C’est en effet celles-ci qui en font tout l’intérêt.
Jean-Éric Raoul,
juin 2020