Résumé de l'histoire de Rolls et de Royce

De la construction automobile considérée comme un des beaux-arts.

Par Pascal de LA MORINERIE

 

L'histoire de Frederick Henry Royce

F H Royce naît en 1863 à Alwalton, dans le Cambridgeshire, cinquième et dernier fils d'un meunier.

La suite ressemble rapidement à un roman de Dickens. Après avoir fait de mauvaises affaires, son père meurt en 1872. Faute d'argent, Henry Royce doit quitter sa famille (et l'école) : à dix ans il se retrouve seul ou presque sur le pavé de Londres et doit assurer sa subsistance comme il le peut.

Il s'en tire difficilement, gagnant sa vie comme vendeur de journaux ou garçon de courses. Et comme en plus il doit aider sa famille il crève littéralement de faim. Cinq ans plus tard, en 1878 (il a donc quinze ans), il réussit à entrer en apprentissage dans les chemins de fer ; ce qui lui donne un emploi stable, et l'occasion de se former (formations générale et technique).

Passionné de mécanique, il entre ensuite dans une usine d'outillage, puis dans une compagnie de production d'électricité.

B1

En 1886, à 23 ans, il fonde à Manchester sa propre société, qui fabrique du matériel électromécanique, puis des grues et des ponts roulants. La qualité de ses produits (Henry Royce est un perfectionniste-né) lui vaut progressivement la notoriété puis un grand succès, en Angleterre comme à l'exportation. Au bout de dix ans, c'est la fortune. Et c'est une réussite qu'il ne doit vraiment qu'à lui-même.

Toujours fasciné par le progrès technique il acquiert dès 1900, alors que l'automobile n'est encore que balbutiante, une Decauville pour son usage personnel. Et n'en est pas satisfait : la voiture est bruyante, salissante, capricieuse, inconfortable et difficile à conduire ; et en plus elle vibre de façon insupportable.

Il pense pouvoir faire mieux, et construit, sur la base de la Decauville considérablement améliorée, sa première automobile en 1902. C'est un coup de maître : la voiture est silencieuse et propre ; elle démarre au quart de tour par tous les temps ; elle est confortable et facile à conduire ; et elle ne vibre pas. Stupéfaction admirative de tous les connaisseurs.

Henry Royce en fabrique deux autres exemplaires, l'un pour son associé et l'autre pour Henry Edmunds (retenez ce nom), l'un des directeurs de la société. Et il commence à envisager une production en série.

 

L'histoire de Charles Stewart Rolls

Il est temps de parler maintenant de Charles Rolls. Rien à voir avec Henry Royce. Troisième fils de Lord Llangattock, il naît à Londres en 1877 ; sa famille est à la fois illustre et richissime. Etudes à Eton puis à Cambridge, sanctionnées par un diplôme d'ingénieur.

B2

Charles Rolls n'est point, cependant, le fils-à-papa plein aux as et paresseux que l'on pourrait imaginer. Pour deux raisons au moins :

(i) D'abord parce qu'il est à la fois très sportif et très en avance sur son temps. Ce qui l'amène à s'intéresser à l'automobile et aux motocyclettes dès la fin des années '90, bien avant ses contemporains. Comme il ne fait rien à moitié, il achète et utilise de nombreuses voitures et fonde avec quelques amis le Royal Automobile Club, premier du genre en Angleterre.

Il fait plus que simplement conduire, il court : il engage ses voitures dans plusieurs compétitions, de 1899 à 1903, et y figure brillamment1.

(ii) Ensuite parce que cadet de famille il faut qu'il gagne sa vie. Il doit donc s'endetter pour fonder une luxueuse concession d'automobiles à Londres, et vendre des voitures à l'aristocratie britannique : celle-ci commence à s'y intéresser.

C'est tout le paradoxe du personnage : il côtoie les plus grandes fortunes, fréquente les meilleurs clubs et promène dans ses voitures des membres de la famille royale. Mais c'est aussi lui que l'on voit, en bleu de chauffe, entretenir ou réparer dans son atelier les automobiles qu'il a vendues ; et lors des courses, il dort dans un sac de couchage sous sa voiture pour éviter des frais d'hôtel.

Comme Henry Royce il déplore l'inconfort et le manque de mise au point des voitures qu'il conduit et qu'il vend : des voitures importées pour la plupart, l'industrie automobile britannique étant très en retard à l'époque. En 1904 (il a 27 ans), son rêve serait donc de pouvoir commercialiser une voiture d'excellence, et si elle était anglaise ce serait encore mieux.

Vous commencez à voir poindre la suite.

 

Rolls-Royce Ltd.

L'homme de la situation c'est Henry Edmunds, dont nous avons parlé. Il connaît Charles Rolls et il propose une rencontre.

Charles Rolls et Henry Royce sont d'abord réticents :

Henry Royce (il a 41 ans) ne voit pas bien ce que pourrait lui apporter ce jeune snob qui (croit-il) ne connaît rien à la mécanique automobile.

Charles Rolls pour sa part se demande ce que vaut vraiment la voiture construite par Royce, et s'il est nécessaire qu'il aille jusqu'à Manchester pour la voir (Henry Royce, pas très accommodant, a refusé de se déplacer) ; d'autant que cette voiture est une deux cylindres, alors qu'il a une préférence très nette pour les quatre ou six cylindres.

La rencontre a tout de même lieu, le 4 mai 1904, au restaurant d'un hôtel de Manchester.

B6

Charles Rolls est très impressionné par les qualités de la voiture. Henry Royce découvre en Rolls un fin connaisseur de la mécanique, animé comme lui par la recherche passionnée de la perfection ; et de surcroît un vendeur hors pair. Les deux hommes se respectent et s'entendent immédiatement.

De cette rencontre naît la firme Rolls-Royce (dans cet ordre). Henry Royce construira les voitures, et Charles Rolls se chargera de vendre toute la production que Royce pourra assurer2.

Il ne fera pas que cela : très au fait des besoins et des désirs de la clientèle, il inspirera la conception des voitures que Royce construira : la 40/50 HP, dite "Silver Ghost", le chef d'œuvre qui sera la voiture-phare de la marque de 1907 à 1924, lui doit beaucoup.

Le succès des voitures, dès 1905, sera immédiat, durable et justifié.

 

Suite de la vie de Charles Stewart Rolls

Charles Rolls, parallèlement au développement de la marque, se découvre une nouvelle passion pour l'aérien. Il effectue de nombreuses ascensions en ballon, puis rejoint les pionniers de l'aviation, encore à son tout début.

Comme toujours il fait les choses à fond, et brillamment. En 1906 il obtient son brevet de pilote. Le 2 juin 1910 il réalise la première traversée de la Manche dans le sens Angleterre-France3 ; il fait même mieux que cela puisqu'arrivé au-dessus de la France il décide plutôt que de se poser, de faire demi- tour et de retraverser la Manche dans l'autre sens. Ce qui lui vaut la célébrité.

Mais un mois plus tard, le 12 juillet, il se tue dans un meeting aérien, suite au bris de la queue de son appareil (un Wright). Il avait 33 ans, était célibataire et n'avait pas d'enfant.

 

Suite de la vie de Frederick Henry Royce

Henry Royce poursuit le développement de l'affaire mais tombe gravement malade l'année suivante, en 1911 : il souffre à la fois de surmenage (c'est un travailleur compulsif, incapable de s'arrêter), des conséquences de la malnutrition de son enfance (d'autant qu'il continue à mal s'alimenter, ne voulant pas prendre sur son temps de travail) et d'une grave affection de son système digestif.

Il doit subir en 1912 une importante opération, au terme de laquelle les médecins ne lui donnent que quelques mois à vivre. Il s'en remet pourtant, mais doit se ménager. Il lui est interdit de remettre les pieds à son usine4, et prescrit de s'installer "au vert" : dans le sud de l'Angleterre5 la plus grande partie de l'année, et au Canadel, dans le midi de la France, pendant les mois d'hiver. Avec une infirmière à plein temps pour veiller sur lui.

Il délègue donc, à regret, la direction de l'usine. Mais il conserve la direction générale et surtout le bureau d'études : pendant vingt ans il dirigera personnellement toute la conception, les ingénieurs devant s'installer (avec leur famille) à proximité de chez lui, alternativement dans le Sussex et au Canadel.

C'est beaucoup imposer à ses chefs de service, d'autant qu'il se montre particulièrement exigeant : il contrôle tout jusqu'au moindre détail et ne laisse absolument rien passer. Exigeant, pour ne pas dire tyrannique : outre cette transhumance bi-annuelle, il faut travailler aux heures qui lui conviennent, qui ne sont pas forcément celles permettant de mener une vie de famille normale.

Les ingénieurs qui acceptent de se soumettre à toutes ces contraintes en garderont cependant un très bon souvenir, conscients d'avoir travaillé avec un concepteur hors pair.

C'est ainsi que l'usine traverse les années de guerre, avec un tournant décisif vers la fabrication de moteurs d'avion ; puis les années '20, avec la reprise de la production de la Silver Ghost (continuellement améliorée). Ce sont ensuite les 20 puis 20/25 HP, ainsi que les Phantom I puis II, qui prennent le relais.

Henry Royce réussit un coup de maître en 1928 avec le développement du moteur d'avion "R", dont il dirige lui-même la conception (il a alors 65 ans). Un an plus tard, un avion équipé de ce moteur bat le record du monde de vitesse dans les airs, à 358 mph (576 km/h). Et Henry Royce est anobli par le roi George V.

Ce succès permettra à Rolls-Royce de poursuivre l'expansion de ses activités dans l'aviation, où la marque est encore présente aujourd'hui (R-R est actuellement le second constructeur mondial de moteurs d'avion). Ce moteur expérimental "R" sera également la base du fameux moteur Merlin utilisé avec tant de succès par la RAF durant la seconde guerre mondiale.

Bien que sa santé se dégrade de plus en plus, c'est encore Henry Royce qui fait prendre à l'entreprise un autre tournant, non moins important, fin 1931 : le rachat-surprise de la marque Bentley, alors en difficulté financière (la crise de 1929…).

Dans son esprit, il ne s'agit pas seulement de se débarrasser d'un concurrent prestigieux. L'idée est aussi de diversifier son offre, en proposant une voiture qui tranche avec les productions habituelles de Rolls-Royce Ltd. L'objectif est, en lui proposant une voiture appropriée, de conquérir la clientèle des Bentley ; en effet, celle-ci est assez différente de celle des R-R : plus jeune, plus sportive6, conduisant souvent ses voitures elle-même...

Un châssis, plus court et plus léger que celui des imposantes Rolls-Royce, est déjà au point ; reste à l'équiper d'un moteur digne d'une Bentley. Suivent quelques essais infructueux, aucun des moteurs expérimentés ne donnant vraiment satisfaction. Les ingénieurs de l'usine ont alors l'idée de monter dans cette "petite" voiture le gros moteur des Rolls-Royce, un peu poussé de surcroît. Début 1933, un prototype est ainsi construit, pour voir. Merveille : la voiture est confortable, puissante et sûre.

Les directeurs de l'usine se rendent dans le Sussex pour présenter ce prototype à Henry Royce, pas vraiment sûrs de sa réaction.

Mais Sir Henry est séduit, et il donne le feu vert : c'est le début de la deuxième vie de Bentley avec ce modèle, la Bentley "3 litres 1⁄2" (puis "4 litres 1⁄4"), qui aura beaucoup de succès. Au point que juste avant la seconde guerre, les Bentley représenteront 85 % de la production automobile de l'usine.

Un historien (Paul Badré) a d'ailleurs développé une analyse assez intéressante à ce sujet. Pour lui, la perfection de la Silver Ghost tenait à cette collaboration si réussie entre Charles Rolls l'inspirateur et Henry Royce le constructeur, tous deux remarquables dans leur partie.

Malade, isolé et privé de Charles Rolls7, Henry Royce conçoit les modèles suivants selon ses propres critères, presqu'exclusivement techniques. Ce sont d'excellentes voitures, mais il leur manque cette prise en compte des attentes profondes de la clientèle et surtout ce panache, cette étincelle qu'apportait Charles Rolls et qui font de la Silver Ghost une voiture unique : progressivement, les "Rolls-Royce" ont évolué en "Royce-Royce" et il leur manque quelque chose.

Le rachat de Bentley sera selon Paul Badré l'alchimie qui permettra de redonner aux voitures ce "chic", ce côté sportif, cette allure qui leur manquaient ; et de refaire des productions de la marque, qu'elles soient des Rolls-Royce ou des Bentley, des voitures exceptionnellement attachantes.

Le 22 avril de cette même année 1933, à 70 ans, Henry Royce meurt à West Wittering dans sa maison du Sussex (il était divorcé et sans enfant). La nuit précédant sa mort il travaillait encore, concevant, pour ces nouvelles Bentley dont il venait d'approuver le lancement, un système de réglage de la dureté des amortisseurs arrière depuis le volant. Ce système sera effectivement mis au point, et monté sur les voitures ; notre Bentley Mk VI (de 1949) personnelle en est encore dotée.

En guise de conclusion : parti de rien, fort de trois réussites industrielles éclatantes, 1st baronet of Seaton, Henry Royce n'en était pas moins d'une grande modestie, et se présentait comme simple "mechanic". La plaque commémorative que l'on trouve au Canadel, et bien d'autres, le rappellent :

B3

B4

B5

NOTES ;

1 Rappel : à cette époque les accidents n'étaient pas rares et il ne fallait vraiment pas avoir froid aux yeux pour conduire une voiture en course.

2 Ce genre d'association entre un homme de l'art et un homme bien né ou bon commerçant n'était pas rare : songez aux de Dion-Bouton, par exemple, nées de la collaboration entre le marquis de Dion et l'artisan Bouton. D'où le foisonnement, à l'époque, des marques d'automobiles à nom double : Rochet-Schneider, Delaugère et Clayette, Cottin-Desgouttes, Rolland-Pilain, Turcat-Méry, Moreau-Lepton et combien d'autres...

3 Après Blériot, dans le sens France-Angleterre, en 1908.

4 Ce qui n'est pas forcément plus mal, car il semble que Royce ait été un manager calamiteux ; par des exigences excessives envers son personnel (rançon du perfectionnisme...) et par ses interventions constantes dans les ateliers, désorganisant complètement la production (rançon de l'amélioration continue...).

5 Dans le Kent jusqu'en 1916, puis dans le Sussex.

6 Bentley a gagné cinq fois les 24 heures du Mans dans les années '20.

7 Et aussi de Claude Johnson, décédé en 1926. Claude Johnson, le troisième homme, dit aussi "The hyphen" (le trait d'union), associé, directeur commercial puis directeur général de fait après la première guerre mondiale, mériterait une notice à lui tout seul.  Il ne fut pas qu'un génie de la publicité, ce fut aussi un excellent organisateur ; et c'est lui qui inspirera les développements techniques des voitures, forçant parfois la main à Henry Royce, plus soucieux de perfectionner l'existant que d'innover. D'où parfois des discussions homériques, comme lors de l'adoption des démarreurs électriques dont Henry Royce se méfiait à l'origine (les manivelles, ça ne tombe pas en panne...). Apprenant sa mort Henry Royce, consterné, déclarera : "c'était lui le capitaine du navire, nous n'étions que l'équipage".  Claude Johnson fut également un bon organiste et un grand mélomane. Peu de gens savent que jusqu'à l'incendie de 2019, les orgues de Notre-Dame de Paris étaient équipées d'un moteur électrique qu'il avait entièrement financé sur ses deniers personnels en 1924. Il fut également le découvreur de l'organiste Marcel Dupré, dont il lança la carrière.