C’était un samedi matin à Ridgewood, non loin d’Oakland et de Franklin Lakes, dans le New-Jersey vallonné des lacs, des immenses demeures cossues en fausses briques et des manoirs délicieusement kitsch du milieu des années 1980. Le jeune étudiant que j’étais alors passait le temps d'un été chez les parents de celle qui deviendrait bien longtemps plus tard sa future ex-épouse.
Je l’avais conduite jusqu'à la ville proche, elle devait y faire un saut rapide pour récupérer sa commande au WholeFoods Market local ; ce week-end-là, nous recevions du monde. Je me souviens bien, j’étais, pas peu fier, au volant de notre Pontiac GrandPrix coupé, modèle 1979, couleur bordeaux et toit vinyl crème (oui...), entrant sur le parking de ce mini- centre commercial dont les Américains ont le secret, un de ces endroits presque agréables où les commerces bâtis dans un style inspiré de la Nouvelle Angleterre plaisaient à l’œil, à une époque où les places de stationnement se nichaient encore entre de riches haies arborées.
Garé depuis quelques minutes, j’attendais, rêveur, son retour. Je ne me souviens plus de mes pensées, j’avais 24 ans, déjà riche de rêves et l’espérais-je aussi, de potentialités que me réserverait un futur clément. Par une de ces improbables sérendipités dont la vie gratifie parfois lors de ces moments-là, je crus voir ce futur commencer à se matérialiser devant mes yeux : glissant sans bruit sur le tarmac dans la fraîcheur du matin, une Rolls- Royce Corniche bleu azur, décapotée, une jeune femme aux cheveux enserrés d’un foulard à son volant, ses yeux dissimulés derrière de larges lunettes sombres, vint se garer juste à côté de moi. Une épiphanie... euh... Audrey H., is it you ? Elle ouvrit sa portière, se tourna, accusant d’un bref sourire la roture de la Pontiac avant de disparaître d’un pas décidé, laissant insouciante derrière elle sa voiture capote baissée.
Un essaim d’abeilles aurait pu entrer entier dans mon gosier. Pendant de longues minutes, je ne pus m’empêcher de détailler la Corniche du regard. Magnifique. Juste magnifique. Le rêve à portée de main, enfin de ma main au bout de mon bras, juste garé là, à côté. Ma future qui revint quelques minutes plus tard interrompit ma transe et nous repartîmes banalement vers un après-midi oublié depuis.
Égrenées au rythme des événements de la vie, les décennies ont passé, joies et peines confondues, emmenant avec elles cette apparition jusqu’à en effacer le souvenir même de mon esprit. Du moins le croyais-je.
Trente et un ans plus tard, après avoir cherché en vain une direction durable dans mes dispendieuses amours automobiles, à demi-stabilisé dans ma dilection pour les admirables coupés V12 Mercedes, je tombais à la sortie d’un repas, sur la Silver Shadow bleu azur, de l’ami d’un ami. Ce fut le coup de foudre imprévu et incompréhensible, immédiat dans son urgence et d’une force écrasante. Je ne me posais même pas la question du pourquoi et mon esprit immédiatement se mit à battre la campagne de mes finances, m’imaginant déjà que je pourrais peut-être proposer de l’acquérir.
Deux enfants en longues études aux USA et un divorce tendu m’avaient confiné à un état qui certes, avait connu de bien meilleurs jours mais... la Shadow était devant moi, vive de sa présence irrésistible et d'un étrange parfum de déjà-vu. Elle semblait être en bonne condition de loin, révélant cependant quelques défauts – funeste sous-estimation de ma part - qui la rendraient je l’espérais négociable. Rien de ce que j’étais sur le point de faire n’était raisonnable mais, sans plus réfléchir, j’offris néanmoins de l’acquérir.
C’était ma première Rolls Royce. Je ne connaissais pas ces mécaniques mais son prix me sembla presque raisonnable. Saisi de cette fièvre que les passionnés connaissent si bien, brûlant de la posséder, je me dis, au diable les possibles réparations. Le vendeur qui perçut probablement ma fièvre, se montra bien peu flexible. Tant pis. Une semaine plus tard, je signais le chèque et entrais à plain-pied dans ce rêve éveillé troublé par la mystérieuse apparition de cette noble automobile dont j’allais enfin découvrir tout le plaisir qu’elle me prodiguerait, tous les sourires qu’elle déclencherait et tous ces gens passionnants que je rencontrerais grâce à elle.
Ce n’est que quelques semaines plus tard que je finis par me souvenir, un soir alors que je tentais de comprendre la vague d’urgence qui venait de me balayer mes économies et moi, m'abandonnant dans son sillage avec un sentiment d’évidente attraction pour la marque, là où les contingences de ma vie avec des Mercedes à l’âme insaisissable, m’avaient désespérément condamné à une faim que je n’arrivais pas à satisfaire.
Je revis alors soudainement l’apparition, trente et un ans plus tôt sur le parking, de cette belle et insouciante jeune femme et de sa Corniche bleu azur... Qu’étaient-elles devenues ? Je compris que pendant toutes ces années, quelque part au fond de moi, l’attente et l’espoir patiemment confondus, venaient tout juste de se réveiller.
Quelle étrange mais ô combien élégante manière de m’amener dans l’univers Rolls Royce ! Ma Silver Shadow, ma première Rolls, qui depuis a gagné une grande sœur, une Silver Cloud III, n’est ni parfaite ni glorieuse, mais elle a fait de moi son nouveau et heureux gardien et je me prends encore parfois à espérer que, quelque part au loin, cette divine Corniche bleu azur, elle aussi, a trouvé ou conservé le sien et mène une existence digne du souvenir gravé dans ma mémoire.
Avril 2020